"Connais-toi toi-même, connais ton ennemi, ta victoire, ne sera jamais mise en danger. Connais le terrain, connais ton temps, ta victoire sera alors totale."

Sun Tzu, l’art de la guerre article dix, De la Topologie.

Rose

 

Madame Rose, cette vieille dame venait toujours prendre son apéritif au 13 pucelles. Elle attendait la prophétie.

Madame Rose était à la retraite. Elle profitait maintenant de ce temps calme qui précédait le rendez-vous fatal…

Elle attendait aussi sa rencontre, ce combat qu’un jour, un homme lui avait prédit et dont elle serait l’un des personnages principaux.

Elle avait attendu longtemps ce jour qu’il lui avait promis. Et elle était là pour vérifier , car madame Rose en bonne cartésienne ne croyait que ce quelle voyait !

Elle but une gorgée d’eau minérale. Elle ne supportait plus le goût du café trop fort, cela lui donnait la nausée, elle préférait boire un verre d’eau....

La vieillesse la faisait souffrir, elle s'en voulait même de perdre le contrôle de son corps.

Elle sourit intérieurement elle qui n’avait jamais cru en Dieu, ni même en elle, ni au destin de la vie, seulement en la coïncidence.

Ces liens, ces chemins qui se croisaient et se décroisaient comme un amas de route sur une carte routière sans début et sans fin où toutes les routes mènaient à Rome….Elle sourit et trinqua un moment à la cartographie de l’humanité, puisse telle permettre aux hommes de se rencontrer.

Elle but une gorgée d’eau et avala, osa doucement son verre et renifla silencieusement.

Elle regarda ses mains un instant, ses mains s’étaient sa richesse, sa force. Madame Rose était infirmière diplômée. Elle avait exercé durant trente sept ans dans plusieurs établissements avant de se retrouver à la retraite.

Plus de trente ans de bons et loyaux services, toujours alerte, proche de ses patients, proche des gens. Elle les avaient longtemps écouté, avant de se rendre compte qu’elle était devenue une sorte de confidente.

C’est grâce à cet amour des autres, ou alors grâce à son caractère sûr et fort, qu’elle ne tomba jamais amoureuse et n'eut jamais de mari, tout juste quelques aventures et une fille. Ou alors parce qu’elle fut la femme d’un seul homme, d’un seul amour, d’une seule relation.

Elle soupira, et but.

Onze. Elle ne comptait que onze femmes dans ce bar, avec la serveuse. Nous ne sommes pas treize ! pensa t-elle désespéré.

Rose, comme chaque semaine, depuis presque un an, attendait tous les vendredis. Elle attendait que ce soit le bon vendredi, celui de la prophétie, des treize femmes, de la rencontre, le cénacle...

Elle cherchait, attendait et buvait pour faire passer le temps.

Elle regarda un instant ses mains et pensa à ce jour où ses doigts ont effleuré sa peau, au jour où ses mains lui ont caressé l'épaule, puis l'ont nettoyé de toute la crasse.

Elle pensa, son cœur battit la chamade, elle rêva de cet homme jeune, qu'elle attendait depuis si longtemps, de cet homme qui l'avait fait attendre tous les vendredis.

Elle repassa inlassablement dans sa tête la scène comme greffée à son disque dur, elle revit chaque instant avec l'intensité du même jour, avec la force du présent et les sensations du passé.

Elle rougit un instant, elle éprouva quelques chaleurs, elle eut honte un moment de penser à son corps, son sexe et son haleine, elle éprouva un sentiment intime celui que quelqu'un pourrait l'entendre soupçonner ce fantasme passé d'un moment achevé.

Elle prit son verre et but à petites gorgées, elle but en attendant ne serait-ce un instant.

Mais elle avait peur, peur d'avoir enlaidie, d'avoir trop grossie.

La porte s’ouvrit.

Une femme jeta un coup d'œil dans l'arrière salle. Elle ne semblait pas intéressée par les clients qui y étaient assis

Elle ne regardait pas, elle fuyait, pensa aussitôt Rose qui lisait dans chaque visage comme une voyante dans une marre de café, au hasard avec l'instinct que croire et comprendre les gens lui permettait de les aider.

Mais Rose était intriguée. Cette jeune femme était effrayée, ces mouvements étaient nerveux, cette silhouette était stressée, trop lourde, encombrée, elle lut le malaise, la maladresse. Rose reconnaissait quelqu'un ou plusieurs cas qu'elle avait vu mais lequel. Elle reconnaissait quelqu'un mais qui ?

Un homme à son tour entra dans l'arrière salle.

Rose le regarde avec attention. Ce n'était pas lui. Il rejoignit une femme à côté, une jeune femme aux cheveux bleus. Certainement sa femme, cette jeune femme face à elle que Rose connaissait bien.

Elle l’avait déjà vu. Puis elle voyait sa petite fille et comprenait, elle se souvenait...

Ironie du destin, de la coïncidence, une petite fille et une femme. Une enfant qui avait bien grandit et sa maman qui avait bien mûrie. Tant mieux souffla Rose en souriant intérieurement.

Puis elle repensa à la jeune femme passée comme un coup de vent.

Rose alors se mit à compter. Nous sommes douze maintenant ! Cette femme qui vient de rentrer et cette petite fille qu’elle n'avait pas compter !

Nous sommes treize !

La prophétie ?

Son cœur battait la chamade, elle tourna la tête dans tous les sens, cherchant une force, cherchant un fait mystique, cherchant le rédempteur, le guide, quelqu'un qui les lancerait vers un nouveau chemin...elle ne savait pas ce quelle cherchait, mais elle se sentait déjà différente.

Destiné quand tu nous tiens. Le hasard construit bien les choses !

Elle regarda encore une fois ses mains et les remercia d’avoir eu une défaillance, sans ces tremblements ses peurs et son échec, il n'y aurait pas cette petite fille, elles ne seraient pas treize aujourd’hui.

Mais ses mains lui rappelèrent qu’elle était différente aujourd'hui, qu’elle était vieille, moins belle. Elle vit ses mains vieillir. Son corps ridé, flasque, sa peau fripée, elle n’acceptait pas sa nouvelle peau de chagrin. Elle n’acceptait pas son odeur, la mort et cette horloge qui dans elle n’arrêtait pas de tourner et de lui rappeler que son contrat avec la vie allait bientôt s’achever, que ce contrat à durée déterminé arrivait à expiration.

Elle s’était fait belle pour chacun des rendez vous de sa vie, chaque vendredi, elle avait passé sa matinée à se maquiller, et à soigner ses yeux, son corps à relever ses seins, à cacher ses formes, sa cellulite, cacher du regard sa date de péremption comme elle aimait l’appeler.

Elle s’était faite belle pour lui, pour celui qui avait changé le cours de sa vie et fait naître l’espoir en elle.

Se souviendrait-il d’elle ?

Elle n'avait plus le même visage, les même formes. Elle n’avait plus rien de désirable. Elle était minable. Elle se disait même que si elle le voyait, elle se cacherait pour ne pas qu’il la voit, qu’il ait honte.

Cette homme qui l’avait aimée, qu’elle avait accepté au creux de ses reins, qu’elle avait aimé par charité. Il lui avait donné le plus beau cadeau du monde et en prime une prophétie : tu l’appelleras Marie. Elle ne lui avait pas obéi.

Cet homme qui l’avait aimée, ce jeune garçon qui l'avait fait basculer dans le plaisir, il n’avait pas dû beaucoup vieillir. Il devait encore avoir sa vigueur, sa force...

Rose se mit à nouveau, un moment à fantasmer, à croire qu’il pourrait encore l’aimer lui faire l’amour, l’enrober de plaisir....

Elle avait cette scène d’amour gravé dans sa tête, chaque sensation, chaque orgasme, chaque frémissement, chaque odeur, chaque goutte de sueur étaient enregistrés dans les méandres de ses pensées les plus érotiques.

Puis ce fut le réveil, elle revint sur terre et but, elle avait chaud, très chaud, elle avait besoin de se remettre. Des folies comme cela, ce n'était plus de son âge.

Elle devait réagir, ne plus être la gamine. Depuis il avait dû rencontrer une autre femme de son âge, changer de vie, peut-être avait-il une famille, un travail, des enfants, ou peut-être était-il encore en hôpital psychiatrique.

Puis maintenant elle était une femme malade , une vieille femme.

Une femme rigola.

Madame Rose reconnut ce type de rire faux, celui de l’ironie, du malaise, de la moquerie. Elle connaissait et détectait juste à l’oreille l’origine du mal de chaque homme, de chaque femme qu’elle rencontre. Il suffisait qu’elle regarde, épie, observe au travers de ses lunettes un individu pour savoir. Alors s’engageait, avec un sourire et un verre, une conversation, elle se calquait sur son patient et le laissait parler, pour mieux l’aider pour mieux le soulager.

Elle connaissait chaque humain. Elle aimait chaque homme qu’elle encontre, elle connaissait la nature humaine, comme si elle savait jouer de sa musique et de ses harmonies, il lui suffisait d’entendre le son doux ou amer d’une voix, pour connaître l’air et savoir régler l’instrument de musique d’une vie, le métronome qui se mettait à battre la chamade.

Durant sa carrière Madame Rose avait travaillé sans ce que l'on appelle pudiquement les maisons de repos, les asiles. Elle aurait voulu comprendre.

Cette dernière étape lui avait permis de rencontrer son destin...encore une coïncidence ?

Elle se souviendrait de ce docteur, ce professeur Argouille qui parlait à Cléophos tout bas.

Ils l’abrutissaient de calmants, de médicaments, pour de sombres expériences sur une fameuse théorie des 95% du cerveau non exploité.

Un sadique qui utilisait des cobayes isolés, marginaux à des fins dites scientifiques, un sombre malade, qui torturait d’autres malades.

Madame Rose détestait cet acharnement que Périclès, le successeur d'Argouille et son équipe mettait pour faire souffrir cet homme.

Elle s’organisa pour le rencontrer lui parler, le soulager. Elle trouva un gamin, un homme de vingt ans, qui en faisait trente voir plus, le crane rasé pour les électrochocs; avec de nombreuses cicatrices sur le corps. Il était en état de choc, en manque assommé d'anxiolytiques et de barbituriques pour qu'il ne puisse pas crier sa souffrance. Il bavait sur le sol.

Rose qui devait avoir dans les quarante ans à cette époque fut, malgré déjà presque vingt ans de carrière, choquée par son regard.

Elle décida de le nettoyer.

Il refusa et se cacha dans un coin de sa cellule sous son lit entre ses propres excréments et ses feuilles de papiers griffonnées qui traînaient sur le sol. Après une crise de démence où il gémit des phrases incompréhensibles, il pleura.

Rose s’approcha, le serra dans ses bras, des hommes entrèrent et lui firent une intraveineuse , ils l'endormirent comme un bébé.

Bruits de vaisselle

Un plateau venait de tomber.

Une femme sûrement pressée venait de bousculer la serveuse qui avait renversé le contenu de son plateau, des verres vides et une consommation.

Rose regarda la montre qui encerclait le haut de ses mains. La prophétie était en retard ! Le destin aurait-il un décalage horaire ?

Et s'il était mort ?

Cet enfant, cet homme malade qu’elle s’était acharnée à aimer. Ce fou qu’elle avait fini par nettoyer, dorloter, protéger, qui l’avait désirée.

Elle avait tant attendu ce moment. Combien de fois l'avait-elle dit à sa propre fille Judith, elle avait décidé de l'appeler Judith, C'était un être fabuleux, un homme si doux"…

Sa petite Judith adorait ces histoires que maman lui racontait inventé de toute pièce, d'un papa imaginaire qui était mort quand elle n'était même pas née et avec lequel elle avait voyagé et vagabondé sur toutes les mers. Sa petite Judith alors, s'était comme sa maman, construit un papa imaginaire.

Jamais elle n'aurait pu lui dire, que c'était un malade enfermé dans un asile qui avait conçue sa petite Judith.

Judith en avait voulu toute sa vie à sa maman de ne pas avoir eu de papa. Peut-être était-ce à cause de cela qu'aujourd'hui elles ne se voyaient plus aussi souvent.

Toute sa vie Rose avait utilisé ses connaissances pour aider les femmes, les hommes à ne pas souffrir, elle avait par la suite reçu un message du destin par ce fou qui lui avait fait l’amour le troisième jour et que jamais elle ne revit.

Seule la souffrance de sa fille n'avait pu être soignée par Rose. La vieille dame aujourd'hui s'en voulait de ne pas lui avoir dit papa était un fou, un homme merveilleux mais fou.

Elle n'aurait pas pu dire à Judith que cet homme n'était pas fou, que c'était elle qui l'avait rendu fou à sa naissance, j'étais une criminelle….cette cicatrice au front et derrière le crâne, elle savait, les pinces, sa naissance, le traumatisme sa folie certainement, quand elle fut sage femme, il vit plusieurs fois, des pédiatres, accoucher des enfant en sortant leur tête à grand coup de pinces, les extirpant du méandre et leur broyant le crâne...elle avait compris sa souffrance.

Il ne lui laissa que ce message, la prophétie.

"Rendez vous vendredi à 11h45 à Tours au 13 pucelles" Elle avait attendu jusqu’à ses 64 ans chaque jour....

 

Une table se renversa une femme cria, des gens se levèrent pour voir.

- Tenez le, tenez le fort, il ne faut pas qu’il bouge.

Deux femmes alors s’allongèrent sur un homme maîtrisé au sol. Un homme recherché par la police certainement. L'homme qui écrivait sur un coin de table, dans un coin du bar.

Elles le frappèrent. L'homme essayait de se débat. Il se battait contre ces deux folles qui l'agrippaient et lui plantaient alors une seringue dans l’épaule.

Il semblait que l'une des deux femmes fut celle qui tout à l’heure avait renversé le plateau de la serveuse et l'autre celle qui était rentré dans le bar...cette dernière perdit sa perruque...

-Judith !

Rose la reconnaît... avec effroi , elle voit sa ...

La femme à la perruque chercha aussitôt du regard celle qui venait de l’appeler

- Maman ! fit la jeune femme étonnée.

Madame rose s’approcha.

Au même moment des dizaines d'hommes en blanc, des policiers en uniformes noirs entrèrent, une petite fille caché dans un coin est attrapé par sa maman, tout le monde bougea, la deuxième femme qui venait d'intercepter avec Judith l'homme semblait malade perdue, elle sortit.

- Judith tu....

Elle regarda l’homme écrasé au sol endormi....

Elle remarqua sa déformation du crane. Elle remarqua cette tête d’enfant horrible, déformée par la souffrance d’un homme qu’elle avait aimé, il y avait trente ans. Un homme de quarante ans maintenant, un homme de qui elle avait accouché il y a déjà vingt ans et qu'elle avait aimé,

Madame Rose ne croyait pas au destin, mais aux coïncidences.

Cet homme qui dans un accès de folie lui avait annoncé la prophétie, la fin de la phallocratie, la fin de la tyrannie masculine.

Elle se souvenait de ce jour ou la faiseuses d’ange avec ses douces mains, elle avait tenter d’avorter sa mère, cette pauvre femme qui refusait l'enfant extirpé avec les pinces… ce fœtus au crâne déformé qui se mit à crier de vie.

Judith regarda sa mère et compris.

Judith connaissait l'histoire de cette prophétie, Judith avait compris le jour où sa mère commis le lapsus que son père n'était qu'un fou, et qu'elle le lui avait caché. Judith en avait voulu à sa mère et avait décidé de partir.

Elle n’eut que le temps de dire...

- Papa ! avec effroi.